Jackson Pollock et les fractales, ou quand les mathématiciens enquêtent sur la peinture

Avez-vous déjà vécu une expérience esthétique face à une œuvre d’art ? S’asseoir dans le musée Mar mottan pour admirer la beauté des Nymphéas, de Monet ; avoir un lien intime avec Mona Lisa, de Léonard de Vinci, alors qu’elle capte votre regard malgré vos petits déplacements au Louvre en dépit de l’affluence ; ressentir de l’anxiété en regardant le Cri, de Munch, ou encore, devant une toile de Pollock, trouver de la beauté dans ce qui peut sembler de prime abord un fatras de jets de peinture.

Cette peinture exposée à New York, aux États-Unis, a été créée par Jackson Pollock (1912-1950) avec sa technique du « dripping », qui consiste à verser ou éclabousser de la peinture sur une toile plutôt que de l’appliquer avec des coups de pinceau.

Bien que la technique puisse sembler chaotique, l’art controversé de Pollock a mis en évidence une remarquable structure mathématique, appelée « fractale », comme cela a été discuté dans un article scientifique publié dans Nature, en 1999.

La quantification mathématique de l’art abstrait

Résoudre des équations, décrire les forces de la nature, prédire les fluctuations des marchés sont des exemples révélant la puissance des mathématiques. Les arts tels que la peinture et la sculpture peuvent aussi s’inspirer des propriétés mathématiques telles que les symétries, les formes géométriques, les rapports et l’autosimilarité (le caractère d’un objet dans lequel on peut trouver des similarités en l’observant à différentes échelles).

Par exemple, le dessin Homme de Vitruve, de Léonard de Vinci, représente le corps humain inscrit dans un carré et un cercle avec des rapports se rapprochant du nombre d’or ou, encore, la superposition de formes géométriques des toiles cubistes de Picasso.

Et aussi, comme nous le décrivons ici, l’autosimilarité et les propriétés fractales des toiles de Jackson Pollock.

La « dimension » est un outil pouvant quantifier un objet naturel ou abstrait. Par exemple, un point est de dimension nulle, une ligne est de dimension 1, le cube Rubik est tridimensionnel. Ces exemples montrent que la dimension d’objets communs est entière.

Cependant, la nature peut créer des objets surprenants de dimension non entière ! En effet, le mathématicien Benoît Mandelbrot a montré que le littoral de la France est de périmètre infini mais de superficie finie (551 695 km2). Le chou romanesco est un drôle de légume de volume fini possédant une superficie infinie. Ces exemples sont des fractales.

Comment pouvons-nous décrire ces objets curieux ? Pouvons-nous calculer leur dimension ?

Les fractales en mathématiques et dans la nature

Mandelbrot a aussi développé de nombreux ensembles de fractales – on peut sur certains sites zoomer et voyager dans ces espaces étranges aux noms poétiques, comme la vallée des hippocampes.

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Les fractales ne sont pas qu’une création de mathématiciens, mais aussi de la nature. Les arbres, les nuages, la foudre présentent des irrégularités pouvant être quantifiées à l’aide des fractales. Mandelbrot a dit :

« Les nuages ne sont pas des sphères, les montagnes ne sont pas des cônes, les littoraux ne sont pas des cercles, l’écorce d’un arbre n’est pas lisse et la foudre ne se déplace pas en ligne droite. »

Nous retrouvons aussi les fractales en biologie, en géologie et en santé. Par exemple, la dimension fractale de signaux issus d’encéphalogrammes a été utilisée afin de détecter des irrégularités typiques de la maladie de Parkinson. Nous les retrouvons aussi dans la description du réchauffement climatique, à travers la quantification des taux de CO2 et l’analyse de l’évolution temporelle de la température terrestre.

Comment mesurer la « taille » d’un objet quand il n’est pas qu’une simple ligne ou un carré ? Les mathématiciens utilisent une méthode astucieuse du « box counting ». Imaginez que vous tentez de couvrir un objet avec des petites boîtes.

Le dripping, du geste de l’artiste à la perception du public

Durant sa période du dripping, Pollock perfectionna sa technique en jouant sur la complexité des couleurs utilisées et des effets lumineux produits dans ses toiles. Derrière ce perfectionnement artistique, l’artiste, sans le savoir, augmenta la dimension fractale de ses réalisations.

Gros plan montrant des traits de peinture

Gros plan sur une œuvre de Tomwsulcer, qui imite la technique de dripping de Pollock. On voit les effets de reliefs du dripping. Tomwsulcer, Wikipedia

En quadrillant les toiles avec des boîtes de côté de plus en plus fin et en utilisant l’algorithme de box counting, les mathématiciens ont, entre autres, déterminé les dimensions fractales des toiles de Pollock : certaines boîtes seront emplies de couleurs, d’autres non et c’est en quelque sorte le ratio entre les deux qui permet d’établir la dimension. Ainsi, le box counting a permis d’établir que la toile Alchemy a une dimension fractale égale à 1,5 et que la toile Autumn Rhythm (Number 30) est de dimension 1,66.

Les mathématiciens se sont ainsi rendu compte que la dimension fractale des toiles de Pollock avait augmenté au fil de sa carrière.

Mais si l’artiste perfectionnait techniquement la méthode de dripping, il n’est pas certain que l’expérience esthétique du public en soit grandie. En effet, dans un sondage publié en 2005, il en est ressorti que les gens avaient une préférence pour ses peintures avec une dimension fractale allant de 1,3 à 1,5 – des valeurs qui s’approchent des fractales induites par la nature.

Ceci est peut être lié au fait que la reconnaissance d’objets de la nature dans les objets fractales produisait une meilleure expérience esthétique que les fractales de dimension plus élevée difficilement identifiables à des objets communs ou naturels, comme l’a montré, dès 1990, une étude sur la psychologie de la perception.

Avec theconversation.com

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